Description littéraire d'une oeuvre d'art
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Ekphrasis

Du grec ekphrazein, « faire entièrement comprendre », « expliquer par le menu », « décrire ». (Larousse)

Le Bouclier d’Achille d’après la description d’Homère

Le plus ancien exemple d'ekphrasis nous vient d'Homère : Le bouclier d'Achille (tiré du site de la B. N. F.)

[Héphæstos] commence par fabriquer un bouclier, grand et fort. Il l’ouvre adroitement de tous les côtés. Il met autour une bordure étincelante – une triple bordure au lumineux éclat. Il y attache un baudrier d’argent. Le bouclier comprend cinq couches. Héphæstos y crée un décor multiple, fruit de ses savants pensers.
Il y figure la terre, le ciel et la mer, le soleil infatigable et la lune en son plein, ainsi que tous les astres dont le ciel se couronne, les Pléiades, les Hyades, la Force d’Orion, l’Ourse – à laquelle on donne le nom de Chariot – qui tourne sur place, observant Orion, et qui, seule, ne se baigne jamais dans les eaux d’Océan.
Il y figure aussi deux cités humaines – deux belles cités. Dans l’une, ce sont des noces, des festins. Des épousées, au sortir de leur chambre, sont menées par la ville à la clarté des torches, et, sur leurs pas, s’élève, innombrable, le chant d’hyménée. De jeunes danseurs tournent, et, au milieu d’eux flûtes et cithares font entendre leurs accents, et les femmes s’émerveillent, chacune debout, en avant de sa porte. Les hommes sont sur la grand-place. Un conflit s’est élevé et deux hommes disputent sur le prix du sang pour un autre homme tué. L’un prétend avoir tout payé, et il le déclare au peuple ; l’autre nie avoir rien reçu. Tous deux recourent à un juge pour avoir une décision. Les gens crient en faveur, soit de l’un, soit de l’autre, et, pour les soutenir, forment deux partis. Des hérauts contiennent la foule. Les Anciens sont assis sur des pierres polies, dans un cercle sacré. Ils ont dans les mains le bâton des hérauts sonores, et c’est bâton en main qu’ils se lèvent et prononcent, chacun à son tour. Au milieu d’eux, à terre, sont deux talents d’or ; ils iront à celui qui, parmi eux, dira l’arrêt le plus droit.

Autour de l’autre ville campent deux armées, dont les guerriers brillent sous leurs armures. Les assaillants hésitent entre deux partis : la ruine de la ville entière, ou le partage de toutes les richesses que garde dans ses murs l’aimable cité. Mais les assiégés ne sont pas disposés, eux, à rien entendre, et ils s’arment secrètement pour un aguet. Leurs femmes, leurs jeunes enfants, debout sur le rempart, le défendent, avec l’aide des hommes que retient la vieillesse. Le reste est parti, ayant à sa tête Arès et Pallas Athéné, tous deux en or, revêtus de vêtements d’or, beaux et grands en armes. Comme dieux, ils ressortent nettement, les hommes étant un peu plus petits. Ils arrivent à l’endroit choisi pour l’aguet. C’est celui où le fleuve offre un abreuvoir à tous les troupeaux. Ils se postent, couverts de bronze éclatant. A quelque distance ils ont deux guetteurs en place, qui épient l’heure où ils verront moutons et bœufs aux cornes recourbées. Ceux-ci apparaissent ; deux bergers les suivent, jouant gaiement de la flûte, tant ils soupçonnent peu le piège. On les voit, on bondit, vite on coupe les voies aux troupeaux de bœufs, aux belles bandes de brebis blanches, on tue les bergers. Mais, chez les autres, les hommes postés en avant de l’assemblée entendent ce grand vacarme autour des bœufs. Ils montent, tous, aussitôt sur les chars aux attelages piaffants, partent en quête et vite atteignent l’ennemi. Ils se forment alors en ligne sur les rives du fleuve et se battent, en se lançant mutuellement leurs javelines de bronze. A la rencontre participent Lutte et Tumulte et la déesse exécrable qui préside au trépas sanglant ; elle tient, soit un guerrier encore vivant malgré sa fraîche blessure, ou un autre encore non blessé, ou un autre déjà mort, qu’elle traîne par les pieds, dans la mêlée, et, sur ses épaules, elle porte un vêtement qui est rouge du sang des hommes. Tous prennent part à la rencontre et se battent comme des mortels vivants, et ils traînent les cadavres de leurs mutuelles victimes.
Il y met aussi une jachère meuble, un champ fertile, étendu et exigeant trois façons. De nombreux laboureurs y font aller et venir leurs bêtes, en les poussant dans un sens après l’autre. Lorsqu’ils font demi-tour, en arrivant au bout du champ, un homme s’approche et leur met dans les mains une coupe de doux vin ; et ils vont ainsi, faisant demi-tour à chaque sillon : ils veulent à tout prix arriver au bout de la jachère profonde. Derrière eux, la terre noircit ; elle est toute pareille à une terre labourée, bien qu’elle soit en or – une merveille d’art ! Il y met encore un domaine royal. Des ouvriers moissonnent, la faucille tranchante en main. Des javelles tombent à terre les unes sur les autres, le long de l’andain. D’autres sont liées avec des attaches par les botteleurs. Trois botteleurs sont là, debout ; derrière eux, des enfants ont la charge de ramasser les javelles ; ils les portent dans leurs bras et, sans arrêt, en fournissent les botteleurs. Parmi eux est le roi, muet, portant le sceptre ; il est là, sur l’andain, et son cœur est en joie. Les hérauts, à l’écart, sous un chêne, préparent le repas et s’occupent du gros bœuf qu’ils viennent de sacrifier. Les femmes, pour le repas des ouvriers, versent force farine blanche.

Il y met encore un vignoble lourdement chargé de grappes, beau et tout en or ; de noirs raisins ypendent ; il est d’un bout à l’autre étayé d’échalas d’argent. Tout autour, il trace un fossé en smalt et une clôture en étain. Un seul sentier yconduit ; par là vont les porteurs, quand vient pour le vignoble le moment des vendanges. Des filles, des garçons, pleins de tendres pensers emportent les doux fruits dans des paniers tressés. Un enfant est au centre, qui délicieusement, touche d’un luth sonore, cependant que, de sa voix grêle, il chante une belle complainte. Les autres frappant le sol en cadence, l’accompagnent, en dansant et criant, de leurs pieds bondissants. Il y figure aussi tout un troupeau de vaches aux cornes hautes. Les vaches y sont faites et d’or et d’étain. Elles s’en vont, meuglantes, de leur étable à la pâture, le long d’un fleuve bruissant et de ses mobiles roseaux. Quatre bouviers en or s’alignent à côté d’elles ; et neuf chiens aux pieds prompts les suivent. Mais deux lions effroyables, au premier rang des vaches, tiennent un taureau mugissant, qui meugle longuement, tandis qu’ils l’entraînent. Les chiens et les gars courent sur ses traces. Mais les lions déjà ont déchiré le cuir du grand taureau ; ils lui hument les entrailles et le sang noir. Les bergers en vain les pourchassent et excitent leurs chiens rapides : ceux-ci n’ont garde de mordre les lions. Ils sont là, tout près, à aboyer contre eux, mais en les évitant. L’illustre Boiteux y fait aussi un pacage, dans un beau vallon, un grand pacage à brebis blanches, avec étables, baraques couvertes et parcs.

L’illustre Boiteux y modèle encore une place de danse toute pareille à celle que jadis, dans la vaste Cnosse, l’art de Dédale a bâtie pour Ariane aux belles tresses. Des jeunes gens et des jeunes filles, pour lesquelles un mari donnerait bien des bœufs, sont là qui dansent en se tenant la main au-dessus du poignet. Les jeunes filles portent de fins tissus ; les jeunes gens ont revêtu des tuniques bien tissées, où luit doucement l’huile. Elles ont de belles couronnes ; eux portent des épées en or, pendues à des baudriers en argent. Tantôt, avec une parfaite aisance, ils courent d’un pied exercé – tel un potier, assis, qui essaie la roue bien faite à sa main, pour voir si elle marche – tantôt ils courent en ligne les uns vers les autres. Une foule immense et ravie fait cercle autour du chœur charmant. Et deux acrobates, pour préluder à la fête, font la roue au milieu de tous.

Il y met enfin la force puissante du fleuve Océan, à l’extrême bord du bouclier solide. Une fois fabriqué le bouclier large et fort, il fabrique encore à Achille une cuirasse plus éclatante que la clarté du feu ; il fabrique un casque puissant bien adapté à ses tempes, un beau casque ouvragé, où il ajoute un cimier d’or ; il lui fabrique des jambières de souple étain. Et, quand l’illustre Boiteux a achevé toutes ces armes, il les prend et les dépose aux pieds de la mère d’Achille. Elle, comme un faucon, prend son élan du haut de l’Olympe neigeux et s’en va emportant l’armure éclatante que lui a fournie Héphæstos.

Homère, Iliade, chant XVIII, 481-608
Traduction de Paul Mazon. Les Belles Lettres, 1937-1938

Un essai d'ekphrasis contemporain, par un obscur animateur d'atelier d'UNI 3: La Liberté guidant le peuple, Eugène Delacroix, 1830

Delacroix

 

L'imposant tableau d'Eugène Delacroix," La Liberté guidant le peuple " me fit signe dès que je pénétrai dans la salle du musée du Louvre où il était exposé. Plus je m'approchais, et plus les personnages semblaient vivants, prêts à jaillir de leur cadre pour aller en découdre avec les soldats de l'immonde Charles X.

À gauche du tableau, un révolutionnaire en chemise, débraillé, l'œil hagard, l'air halluciné, fasciné qu'il devait être par la poitrine offerte à sa vue par la Liberté, tenait nonchalamment son sabre pointé vers le Ciel.

À ses pieds, agenouillé derrière un monticule de pavés arrachés à la rue, un jeune homme attendait le moment adéquat pour passer à l'attaque.

Une brève accalmie permit aux belligérants de reprendre leur souffle.

J'en profitai pour enjamber le cadavre à moitié nu du malheureux insurgé tombé sous les balles des gardes suisses et je me faufilai entre les jambes d'un personnage au haut-de- forme défraichi autant qu'incongru, sans doute un petit bourgeois égaré, accroché à son fusil, l'air de ne pas savoir qu'en faire, menaçant maladroitement la Liberté plus que l'ennemi !

Je me retrouvai soudainement devant une foule disparate d'ouvriers revendicatifs, de bonapartistes nostalgiques, d'étudiants en mal de vraie récréation. Pas question de me perdre dans la masse ; je fais demi-tour et me retrouve derrière le jeune garçon qui, un pistolet dans chaque main, les fait virevolter en tout sens, moulin à vent dans la tempête.

Il chantait à tue tête :

Je suis tombé par terre,
C'est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à...

Je vois distinctement le premier rang des soldats adverses et l'éclair de départ de ce qui sera le coup de feu fatal pour cette jeune âme. Sous le choc, il est projeté en arrière et me tombe dans les bras.

Je le couche aussi délicatement que possible sur les pavés rudes et inhospitaliers. Une sinistre fleur rouge s'étale sur sa poitrine et je comprends qu'il n'a plus que quelques instants à vivre.

-Comment t'appelles-tu, petit, où habites-tu ? Tiens bon ! Je vais te porter jusqu'au dispensaire du quai de la Tournelle, c'est à deux pas.

Il murmura en crachant du sang :

-On m'appelle Gavroche... la rue est ma maison...
Son regard se voile, son corps se fait plus lourd ; c'était la fin ...
Fou de rage devant cette mort injuste, cette vie perdue, je m'empare de ses vieux pistolets à silex, de sa poire à poudre et de sa besace contenant un bon lot de balles !

-Mort au tyran ! Vive la Liberté ! et je m'élance en trébuchant sur la barricade.

Les pavés aux angles vifs, les gravats, les madriers et les planches garnies de clous qui jonchent le sol forment un chemin chaotique, et rendent la progression périlleuse, plus angoissante que les balles qui sifflent à mes oreilles.
La Liberté elle, semble flotter au-dessus du champ de bataille, statue vivante, irréelle, invulnérable, comme seul un concept peut l'être.

Elle avance avec fougue sans se soucier de la mitraille, déterminée, portée par l'enthousiasme émanant des hurlements vengeurs poussés par la masse des émeutiers.
J'essaye à grand peine de la suivre, progressant malgré mes chevilles ensanglantées, tordues, terriblement douloureuses.
Mais comment fait-elle, pieds nus, pour avancer sereinement, face aux gueules des fusils de la garde royale ?

Elle n'est plus qu'à quelques mètres, des soldats du Roi, quand elle plante la baïonnette de son fusil entre deux pavés.

Quelques soldats adverses reculent d'un pas, les autres baissent le canon de leurs fusils, hésitants à tirer sur une femme désarmée leur rappelant plus les douceurs de l'Amour que les horreurs de la guerre.

Prenant la parole d'une étonnante voix forte, à la fois douce et assurée, Elle leur dit:

« Un jour viendra où vous ne vous ferez plus la guerre, un jour viendra où vous ne lèverez plus les armes les uns contre les autres. À la place des soldats, des fusils et des canons, vous mettrez des petites boites en bois que vous appellerez l’urne du scrutin, et de cette boîte il sortira, quoi ?
Une assemblée en laquelle vous vous sentirez tous vivre, une assemblée qui sera comme votre âme à tous, un concile souverain et populaire qui décidera, qui jugera, qui résoudra tout en loi, qui fera tomber le glaive de toutes les mains et surgir la justice dans tous les cœurs, qui dira à chacun :
Là finit ton droit, ici commence ton devoir.
Bas les armes !
Vivez en paix ! » (*)

Elle a raison ! Bas les armes, vive la Liberté !
Des cris enthousiastes s'élèvent des deux côtés des barricades et les fusils se plantent dans les gravats, crosse en l'air...

-Monsieur, Monsieur...

J'entends une voix, venue de je ne sais où ?

-MONSIEUR

C'est à moi que tu parles, Citoyen ? Ne vois-tu pas que tu interromps le cours de l'Histoire ?

-Monsieur... On ferme...

Reprenant mes esprits, je marmonne quelques propos désobligeants à l'égard des règlements imbéciles !
Mais je m’en fous, demain, je serai sur "Le radeau de La Méduse".

Bernard Bouchet (révolutionnaire contrarié)

(*) Inspiré du discours de Victor Hugo au Congrès de la Paix, le 21 août 1849